Samedi 24 avril, la SbF a publié dans le journal Le Monde une tribune pour alerter sur la direction que prennent certaines politiques publiques visant à assurer l’avenir des forêts françaises face aux dérèglements climatiques. Ces politiques incluent notamment la subvention de plantations d’espèces exotiques, certaines envahissantes.

Retrouvez ci-dessous le texte de la tribune dans sa version longue.

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Quand les arbres cachent la forêt 

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Doit-on financer à la fois les causes et les conséquences de plantations forestières inadaptées ?

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L’année 2020, la plus chaude depuis 1900, a un peu plus révélé la fragilité de la forêt française. Les politiques publiques s’attèlent, avec raison, au défi de son adaptation aux changements climatiques : toutes les régions de France se sont dotées d’un Programme régional de la forêt et du bois. Le récent « Plan national de relance » mobilisera 200 millions d’euros sur deux ans pour reboiser 45 000 hectares ; l’Office national des forêts crée des milliers d’« îlots d’avenir » expérimentaux ; l’État et les collectivités subventionnent la plantation d’arbres sur la base de listes régionales. Mais si le reboisement par des essences plus résistantes à la chaleur et à la sécheresse est pertinent, l’utilisation, dans ces politiques, d’espèces exotiques ne poussant pas naturellement sur notre continent, pose problème.

La plantation d’essences exotiques en sylviculture remonte à François 1er, tout comme les premiers échecs : les plantations de pins maritimes à Fontainebleau, peu productives, y introduisirent des insectes exotiques ravageurs ! L’intérêt pour les essences exotiques, surtout des résineux, prit son essor sous le Second Empire, puis après la seconde guerre mondiale du fait de leur croissance rapide, même en terrain ingrat, qui laisse espérer une meilleure rentabilité. Cependant, bien peu d’espèces acclimatées se sont révélées effectivement utilisables en foresterie, tandis que plusieurs ont causé bien des déboires… Alors que l’ingénieur forestier Ernest Guinier écrivait en 1902 « le cerisier tardif mérite d’être propagé et d’entrer dans la composition de nos forêts », cette espèce nord-américaine, plantée partout au XXe siècle est devenue l’espèce envahissante la plus nocive des forêts européennes ! L’allié d’un jour du forestier peut ainsi devenir son pire ennemi le lendemain.

La distribution des espèces est déterminée par l’histoire des continents et des facteurs écologiques comme le climat, la fertilité des sols, la présence de prédateurs ou de parasites… Face aux changements de ces facteurs, les espèces doivent soit s’adapter localement (ce qui requiert plusieurs générations), soit migrer pour suivre le déplacement des conditions favorables, comme ce fut le cas en Europe lors du réchauffement climatique à la fin de la dernière glaciation. Aujourd’hui, le réchauffement climatique est trop rapide pour leur laisser le temps de se déplacer par elles-mêmes ou de s’adapter localement.

 Trois stratégies permettent de conserver une forêt là où les conditions climatiques changent : (1) favoriser l’adaptation génétique en utilisant des arbres d’autres régions, comme des hêtres méridionaux dans les hêtraies du nord de la France ; (2) devancer l’adaptation écologique en introduisant des essences différentes qui auraient migré spontanément avec le temps : par exemple, remplacer par des chênes vert ou pubescent les chênes pédonculé et sessile du Bassin parisien ; (3) utiliser des essences exotiques venant d’autres (sous-)continents. Si les deux premières permettent une « migration assistée », la troisième introduit des espèces qui n’ont jamais co-évolué avec celles de nos écosystèmes. Un tel choix revient à négliger la dimension écosystémique de la forêt et à prendre un risque mal évalué.

Une forêt est un écosystème complexe et non un simple groupe d’arbres. Lors d’une migration spontanée, un arbre ne se déplace jamais seul, mais avec un cortège d’organismes qui facilite son intégration locale. Un arbre se fixe et vit à un endroit en recrutant des champignons qui aident ses racines à se nourrir, des acariens protecteurs de ses feuilles, des décomposeurs de son bois mort, etc.

 Au contraire, une introduction exotique, peut se solder par un échec, faute d’adaptation, ou par un succès excessivement marqué si le nouveau venu, délivré des parasites de sa zone d’origine, devient envahissant et supplante la biodiversité locale, perturbant l’écosystème et entravant la régénération forestière. C’est le cas du cerisier tardif évoqué plus haut, ou du chêne rouge d’Amérique en Europe. De plus, il arrive que l’espèce exotique soit introduite avec un organisme ravageur auquel elle est adaptée, mais vis-à-vis duquel nos essences locales ne sont pas « immunisées ». Ainsi l’introduction en Europe de frênes de Mandchourie porteurs d’un champignon pathogène a conduit à l’épidémie actuelle de chalarose qui décime le frêne européen, faisant écho à l’introduction d’un autre champignon d’Amérique qui extermina presque tous nos ormes dans les années 1970…  Quand l’histoire se répète…

De surcroît, plantées en monoculture, les essences exotiques ne sont pas propices à nos espèces du sous-bois, dont l’exclusion érode la biodiversité locale et, de là, les aménités de la forêt. Quel promeneur trouve plaisir à flâner dans le sous-bois fantomatique d’une plantation de Douglas ou d’épicéas en plaine ? Et les effets délétères des essences exotiques ne se limitent pas à la forêt elle-même : ainsi le robinier faux-acacia, introduit d’Amérique du Nord, pose peu de problèmes en forêt, mais représente un envahisseur redoutable des milieux contigus à forte biodiversité, comme les lisières ou les pelouses !

Le recours aux essences exotiques en foresterie est une aberration écologique et politique : d’un côté le contribuable finance leur introduction ; de l’autre il finance le contrôle ou l’éradication des espèces devenues envahissantes, et la reconstitution des peuplements indigènes touchés par un parasite exotique… pour limiter les pertes économiques et financières liées à l’introduction ! A l’échelle européenne, le coût annuel des espèces exotiques envahissantes s’élève à plus de 38 milliards d’euros, dont 25% pour les mesures de lutte. Or, aussi hallucinant que cela puisse paraître, les listes régionales d’espèces subventionnées actuellement publiées comportent… des espèces exotiques déjà envahissantes ailleurs en France (robinier, chêne rouge, noyer noir), en Europe (Douglas en Allemagne, tulipier de Virginie en Belgique) ou dans d’autres pays (pin de Monterey en Amérique, Afrique du sud et Australie) !

De plus, au-delà de l’augmentation des températures, le changement climatique implique une modification de la répartition des précipitations (quantité et saisonnalité) et des évènements extrêmes, tempêtes ou incendies. On peut donc s’étonner de voir financées des plantations d’espèces sensibles au vent, comme les cèdres, ou notoirement inflammables, comme les eucalyptus, du reste envahissants sur d’autres continents !

Il faut adapter la forêt aux changements climatiques, mais sansune vision écologique et évolutive, nous courons à l’échec. Le principe de précaution doit s’appliquer : mal adapter la forêt peut accélérer de son déclin. Une approche globale, intégrée et interdisciplinaire, alliant forestiers, historiens, écologues, généticiens, etc. est nécessaire. Même s’il reste difficile de détecter une espèce envahissante ou d’anticiper l’introduction de ravageurs et de pathogènes, l’écologie des invasions biologiques permet de quantifier certains risques. Les arboretums, vus comme de désuètes collections du passé (c’est ainsi qu’on justifie leur abandon), permettraient d’obtenir, si on s’y intéressait, des informations utiles sur le potentiel de production, d’adaptation et/ou de nuisance des essences exotiques. Plutôt que d’exploiter cet héritage, on produit à grands frais des dispositifs nouveaux qui ne donneront des réponses que dans plusieurs dizaines d’années, quand il sera déjà trop tard.

En 2035, le mot « écosystème », objet d’étude de l’Ecologie, sera vieux d’un siècle : il est temps de rappeler que la forêt mérite une vision écosystémique, afin que les arbres ne cachent plus la forêt !

Pour la Société Botanique de France :
Guillaume DECOCQ, Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne
Elisabeth DODINET, Présidente de la SbF
Jean-Marie DUPONT, Écologue, APEXE
Pierre-Henri GOUYON, Professeur au Muséum national d’Histoire Naturelle
Pierre-Antoine PRÉCIGOUT, Chercheur en écologie
Marc-André SELOSSE, Professeur au Muséum national d’Histoire Naturelle